La traversée de la Meije



Midi, après 1h30 de route entre Ailefroide et Villar d'Arènes, je gare la caisse au parking désert du pont des brebis, au pied du sentier montant au refuge de l'Aigle. Je descends de voiture pour observer le grand plan du secteur, installé là par le Parc national des Ecrins. Bizarrement, l'itinéraire jusqu'au refuge de l'aigle (3440m) n'est pas mentionné.
Frédéric Roulx (Fred), charismatique guide du coin, est encore plus en retard que moi, alors je mets de la musique et je m'allonge dans la voiture en essayant de penser à autre chose. Parce que la pression est là : ça fait longtemps que j'en rêve de cette traversée de la Meije...
Depuis que mon père en est revenu avec des étoiles plein les yeux.
Depuis une tentative avortée en 2007 où, guidé par Robin Molinatti, on a dû renoncer après le premier tiers pour cause de météo menaçante.
Depuis que j'ai lu tous les bouquins sur le sujet. "L'aboutissement d'une carrière d'alpiniste amateur dans l'Oisans" lit-on souvent. Ma "carrière" a commencé il y a 23 ans avec mon père et le guide Marcel Molinatti sur le pic de Neige-Cordier. Le genre de journée où tu répètes que c'est bien la dernière fois que tu fais ce sport à la con. Depuis, il ne s'est pas passé un été sans que venir faire de la montagne dans les Ecrins soit le clou de mon été, et parfois du printemps aussi.

Le fourgon de Fred débarque finalement. On discute un peu du contenu de nos sacs respectifs. Fred me confie une cordelette bleue à porter : 50m de 5,5mm de diamètre ! A quoi cela peut-il bien servir ?
Nous laissons ma voiture garée là avec nos baskets dans le coffre : normalement, dans 30 heures, nous devrions arriver ici à pied, après une grande boucle descendant de la montagne et ainsi trouver une voiture à notre disposition.
Avec le camion de Fred, nous filons au téléphérique de la Grave, à 5km de là. Sur le trajet, Fred me montre comment installer judicieusement une petite cordelette sur mon appareil photo pour que l'appareil et l'étui soient portés solidaires autour du cou.
Après avoir enfilé nos baudriers dans la cabine du téléphérique, on débarque de la gare située à 2400m. Fred cherche à remplir sa gourde auprès des gardiens du téléphérique ; ça se chambre gentiment : "Fred, essaie de le ramener vivant celui-ci, pas comme la dernière fois !"

Fred regarde sa grosse montre : il est 13h07 quand on commence à marcher. Le panorama est déjà incroyable : on voit le profil ouest de la Meije, celui où le Grand Pic (3983m) paraît majestueux, et le Râteau à droite. Entre les deux, la brèche de la Meije par laquelle nous devons passer pour basculer sur le versant sud où nous attend l'objectif de cet après-midi : le refuge du Promontoire (3092m). Entre cette brèche et nous, les Enfetchores : un énorme escalier rocheux, trop facile pour faire de l'escalade, mais trop dur pour marcher debout.
Cet itinéraire, je l'ai déjà fait une fois au pas de charge avec Robin, guide fonceur qui avait dû me confondre avec un de ses aspirants, en 3h15. J'étais arrivé au refuge vidé, vomissant mes tripes.
Aujourd'hui, Fred m'a proposé de mettre une heure de plus, sans compter une bonne pause pour déjeuner à mi-parcours. A peine engagés dans l'escalade, nous rejoignons une autre cordée, un guide de Gap et son client. Pendant que Fred discute avec son collègue, je remarque que mon homologue a déjà son t-shirt qui remonte au-dessus d'une belle brioche caractéristique du laisser-aller du trentenaire.
Nous partons devant. Fred avale les dièdres surchauffés et les arêtes corde tendue, essayant malgré tout de scander un rythme dans cette marche avec les mains. Je le suis facilement, mes nouvelles pompes grimpent toutes seules. Deux heures plus tard, nous atteignons les premières pentes enneigées du glacier sous la brèche. On s'arrête une grosse demi-heure pour pique-niquer au soleil, seuls.


Les crampons au pied, nous mettrons environ une heure à remonter les douces pentes de neige du glacier jusqu'au abords de la brèche, dont les derniers hectomètres sont bien dégarnis. Du coup, il faut escalader de la caillasse pour atteindre la brèche, basculer dans la face sud et ensuite désescalader symétriquement des rochers jusqu'aux pentes de neige qui mènent au refuge que l'on aperçoit désormais.
Malgré mon bon pied montagnard, le rocher mouillé rend la désescalade difficile et nous empruntons un rappel bienvenu de 15m qui dépose directement sur la neige après la rimaye. Fred se fait un plaisir de skier élégamment (sans ski) les pentes de neige jusqu'au refuge, pendant que je fais le même trajet en me ramassant lamentablement sur le cul tous les 10 mètres. On arrive au refuge à 17h45, après 4 heures de crapahute.

Je vais me chercher une paire de sabots en plastique à l'intérieur du refuge, une boîte de tôle exigue, accrochée par des câbles à la montagne, sans eau courante potable. Je me pose sur un banc dehors et j'accuse un peu le coup. La fatigue s'abat sur moi comme un store, j'ai du mal à décoller de mon banc, refuse une bière. Je vois arriver au refuge un gros cador, encore encordé, avec des fringues de marque assorties, des anneaux de corde barrant son torse et des kilos de matériel qui pendent de son baudrier comme les bananes de Josephine Baker. Je me dis : "celui-là c'est le guide !". Quand - à l'autre bout de la corde - débarque le second de cordée : le même ! Même fringues, même matos. Ils ont l'air un peu stone. En effet, ils viennent de réaliser la traversée du Râteau, en 10 heures, et comptent enchainer demain avec la Traversée de la Meije. "ouaiiis ça se fait bieen" m'assure Fred.

Ce soir, le brouillard enveloppe maintenant totalement le refuge. Cela n'inquiète personne car la météo prévoit du très beau temps pour le lendemain. Je rentre à l'intérieur pour me réchauffer car je grelotte de froid depuis une heure. Un randonneur sympa, monté au refuge depuis la Bérarde pour observer en vain le coucher du soleil, me réconforte gentiment, en attribuant mon grelottement à la fatigue de la montée.

C'est l'heure du dîner et Freddy le charismatique gardien de l'endroit, offre l'apéro. L'idée de manger ou de boire (surtout de l'alcool) me rebute. Mais je me force tant bien que mal, alors que tout le monde semble se régaler joyeusement et que les guides picolent, surtout Fred. Un peu sonné, j'observe tout ce beau monde depuis mon coin. En plus du randonneur solitaire, on est 14 à table - 7 cordées de 2 - tous à s'engager demain dans la Traversée de la Meije : Gratuitement médisant, j'ai comme l'impression que ça va faire comme souvent d'après mon expérience dans les refuges de l'Oisans : un peu de monde au refuge, beaucoup moins le lendemain dans la montagne, et encore moins au sommet.

Comme rarement, le repas se prolonge jusqu'à 21h dans une ambiance chaleureuse, tandis que les guides rivalisent de récits de grimpes exotiques : Italie, Maroc,...
Freddy impose un réveil général à 4h. Ouf ! j'avais entendu parler d'un départ à 2h30 du matin...
J'achète de l'eau, règle ma facture et vais me coucher en premier, dans le dortoir du "Pas du Chat", un célèbre passage de l'escalade prévue demain.



C'est un truisme : on dort mal dans les refuges. Mais généralement, je m'endors pendant la dernière heure avant le réveil. Cette fois-ci, j'ai passé 7 heures les yeux ouverts à regarder le plafond, malgré le mp3 avec Radiohead dans les oreilles en volume 1. Sans doute à cause - comme on dit - de l'appréhension, sans compter l'appréhension de l'appréhension.

Au réveil, énervé de ne pas avoir dormi, j'ai peur de ne pas être en forme pour la journée. Toutefois, cette colère n'est que la partie émergée d'une grosse motivation.
En un éclair, je fais mon sac, m'équipe, enfile mon baudrier, engloutit un frugal petit-déjeuner, lace mes Garmont, remplit mes poches de mini-paquets de Haribo. Dehors, j'allume ma frontale et sur la terrasse du refuge, j'enjambe les sacs de couchage de la famille du gardien - une femme et 3 jeunes ados - qui a dormi à la belle étoile. J'attrape mes bâtons, mon piolet et fait signe à Fred que je suis prêt. Etonné par ma diligence, Fred me lance un bout de corde, je lui confie l'appareil photo (ce qui explique pourquoi il n'y a que des photos de moi !) et, à 4h25, on attaque - en premiers - l'escalade directement depuis la terrasse du refuge !

Au sud, une mer de nuages remplit de sombres entonnoirs de pierre, comme de l'azote dans un verre à cocktail.
Je sens rapidement que ça va bien se passer : malgré Fred qui impose un rythme soutenu pour mettre de la distance entre nous et la caravane de frontales qui essaie de nous suivre, je grimpe aisément, suivant machinalement - obscurité oblige - l'itinéraire tracé par la corde devant moi. Bienveillant, en fonction de mon souffle, Fred choisit de grimper "corde tendue" ou bien en faisant des relais, ce qui me permet d'avoir quelques moments de récupération (pendant qu'il grimpe). Dans ces moments-là, je profite de la poche à eau intégrée à mon sac que m'a offerte récemment Olivier, mon beau-frère trailer, que je n'ai lâchement pas attendu pour faire cette course.
L'itinéraire sur cette longue arête est vraiment très ingénieux : malgré la pente assez relevée, il n'y aucun passage d'escalade difficile car la montagne met toujours une marche sous ton pied.



Le brouillard se lève un peu, rendant plus ardue la tâche de Fred pour suivre (de nuit) un cheminement déjà assez complexe. Mais c'est sans problème que, au bout de 2h30 d'escalade, nous atteignons le glacier carré qui marque la fin du premier tiers de la course. On chausse les crampons pour remonter cet îlot de neige qui semble bien plus petit que vu d'en bas, jusqu'à la brèche du glacier carré.



D'ici, on retire les crampons et on attaque l'escalade du Grand Pic, point culminant de la course (3983m). Trente minutes et 2 relais plus tard, nous atteignons le sommet de cette pyramide de cailloux, marquées par 2 vierges entreposées dans les blocs sommitaux.



Je découvre la vue classique des arêtes de la Meije avec le Doigt de Dieu vues de profil, mais cette fois-ci pas en photo, pour de vrai ; et ça vaut le coup !
Au-dessus des nuages, on distingue le Mont Blanc (4810m), et, plus proches, les Ecrins (4102m).
A peine le temps de faire quelques photos, de sortir un truc à manger que, vers 8h, nous sommes rejoints par le guide Francis et Isabelle sa cliente. Ils ont dû bien carburer pendant la montée pour arriver ici maintenant !



C'est sympa de voir du monde, de se congratuler à quatre. La fatuité gonfle mon torse quand Francis me regarde en me disant : "Oh tu marcheuh bieng toi heing !?". Mais j'ai le sentiment d'avoir mérité cette chance : celle d'avoir la frite aujourd'hui, au bon moment. Quelque part, je l'ai construite en écumant le massif année après année, à enquiller des marches d'approche (comme celle d'Adèle Planchard à ski), à grimper des tas de cailloux brimquebalants (comme au Coup de sabre), à descendre des ravins interchangeables (au "Bonheur est dans le pré"). Ce n'est pas pour rien que granit est l'anagramme de ingrat.

J'envoie quelques MMS rassurants, prend des photos des 3 summiters devant moi et on entamme les 3 rappels pour descendre jusqu'à la brèche Zsigmondy. Pour la première fois, je dois sortir de mon sac la fameuse mini-corde bleue qui, raboutée à notre encordement de 50m, sert à coincer le rappel dans l'anneau et à tirer la "vraie" grosse corde d'en bas, comme un très long leash de surf. Décidément, les guides m'étonneront toujours avec les trésors d'ingéniosité dont ils font preuve pour alléger l'équipement !



A partir de là, nous ne quitterons plus les crampons jusqu'au refuge de l'Aigle. Après avoir remonté un couloir de glace généreusement équipé de câbles, on enchaine les arêtes : elles paraissent plus impressionnantes et aériennes sur les photos qu'en réalité, malgré quelques beaux passages sur des pentes de neige porteuse.



Le temps passe beaucoup plus vite quand la course se divise naturellement en ces multiples objectifs successifs, atteignables en quelques dizaines de minutes, d'autant plus que leur difficulté va ici décroissante. De ce fait, nous atteignons rapidement le dernier sommet de la journée, le Doigt de Dieu (3973m) d'où on aperçoit l'itinéraire de descente, et le refuge de l'Aigle, qui marque la fin des difficultés et de l'encordement.
Au bout de 8h de crapahute, nous avons terminé de traverser les arêtes de la Meije pour atteindre le petit refuge de destination. Mon père m'avait vanté ses omelettes régénérantes, mais il est malheureusement fermé pour rénovation.

Au moment où nous l'atteignons, un hélicoptère du secours en montagne dépose un alpiniste sur la croupe de neige à quelques mètres de nous. Ce n'est que la première des 4 rotations que les gendarmes devront faire pour secourir la cordée d'un aspirant dans le Pavé. On souhaite bon courage au malheureux alpiniste largué là, et à 12h30 on se pose sur un banc devant le refuge condamné, avec une vue panoramique sur les cordées encore engagées dans la traversée des arêtes de la Meije à notre suite. Il nous semble que certains descendent seulement du Grand Pic, c'est-à-dire avec 4h30 de retard sur nous ! Malgré sa cheville foulée, Fred a su donner à cette journée exactement le rythme qu'il fallait pour que la traversée ne paraisse ni trop dure ni trop longue.



12h30 : pour accompagner le pique-nique, Fred extirpe du fond de son sac 2 miraculeuses canettes d'Orangina, à l'effet salvateur. On prend notre temps car nous suivons de loin la progesssion vers nous de Francis et Isabelle que nous n'avons pas revus depuis le premier sommet. A 13h30, la jonction s'opère et, après nous être tapé dans le dos de satisfaction, on leur laisse notre place sur le banc du refuge et nous entamons la descente des...2800 mètres restants !



Au début, l'itinéraire reste de haute montagne, avec de la désescalade et des névés casse-gueule, surtout pour moi, pas très à l'aise sur la neige. Mais au moins, on perd de l'altitude rapidement. Plus bas, des replats hébergent moraines et pelouses où la marche est longue et monotone. Fred déteste ces portions, donc il a tendance à aller très vite. Comme il me reste un peu de jus, je décide d'essayer de ne pas prendre trop de retard sur lui, pour abréger le calvaire. A 16h, après 2h30 de marche, nous jetons les bâtons dans le coffre de la voiture, pour aller s'en jeter un au Pas de l'âne, une auberge toute proche.